Je me souviens

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par Bernard Mouchet
à la manière de Georges Pérec

En ce temps-là, j’avais 10 ans. Mascara était ma nouvelle ville.
Je me souviens du cirque Amar. La girafe sur l’affiche domine le chapiteau. L’homme canon nous fait entendre la danse du sabre de Katchaturian.
Je me souviens du Collège : entrée en Sixième. Professeur principal, Monsieur Adolphe Bénamour
Je me souviens de Madame Gasnier tentant de nous initier à la culture musicale : « Jean-Sébastien Bach fera de vous, à lui seul, un grand musicien ! »
Je me souviens du déplacement de la classe à Cacherou pour l’inauguration par Georges Duhamel du monument d’Abd-el-Kader : « Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient l’oreille, je ferais cesser leurs divergences et ils deviendraient frères, à l’intérieur et à l’extérieur. » Émir Abd-el-Kader.
Je me souviens des copains disputant ensemble les matchs de foot à la carrière : Louge était goal, Borja arrière, Bentabet avant-centre.
Je me souviens de toutes nos fêtes : les cigares de Madame Méchali, les mékrods de Monsieur Benchenane et les mounas de chez Garcia.
Je me souviens des jeux bizarres : chincha, ourso ou pitchak.
Je me souviens d’une promenade en calèche au petit bois de Saint-André. Pour nous, c’était la diligence Well & Fargo dans La Chevauchée Fantastique.
Je me souviens du creux de l’arbre, devant l’Hôtel Frezoul. L’Émir, paraît-il, y siégeait parfois.
Je me souviens du décès de Gérard Pinto, premier contact avec la mort. Injuste !

En ce temps-là, nous étions fous de foot. Je me souviens donc de l’A.G.S.M. son maillot à damiers et ses vedettes : déjà Loulou (en espagnol) allez Baillout (en français)
Je me souviens de la victoire sur La Marsa et de la défaite sur le S.C.B.A.
Je me souviens du mur du stade, avec ses destinations lointaines qui nous faisaient rêver : Niamey 3365 kms.
La chasse aussi nous passionnait. Je me souviens des glorieux retours : perdrix, cailles, lièvres et lapins étalés, sangliers ficelés sur les capots des voitures.
Je me souviens des fouilles de Palikao et les grandes découvertes paléontologiques, la mise à jour du premier Algérien : l’atlanthrope.
Je me souviens des grandes caves viticoles, Sélatna, Faranah, notre vin dont on était si fiers

« Si je suis généreux, si je suis sans pareil,
C’est que je garde en moi les rayons du soleil. »

En ce temps-là, j’avais quinze ans.
Je me souviens des soirées d’été au Club de Monsieur Coste, sur la place.
Je me souviens de l’élection de Miss Mascara. N’était-ce point Irène Prêve ?
Je me souviens de l’orchestre Paul Fabre, du cabaret Le Rêve, de Paris.
Je me souviens du brevet de pilote de Christian Robert Bancharelle, le plus jeune pilote de France.
Je me souviens de Berthe Lorette, championne de France sur son Aiglon aux ailes blanches.
Je me souviens de la disparition, la veille du 14 juillet, de Monsieur Amiel aux commandes du Norécrin.
Je me souviens des grands mariages : Mademoiselle Bensadoun en thunderbird rouge. Mademoiselle Mercier et le survol de l’église par les avions à réaction.
Je me souviens de la messe de Noël et le minuit chrétiens de Monsieur Jeanningros.
En ce temps-là, je découvrais le cinémascope et le microsillon :au Colisée de Monsieur Carafan, au Vox de Monsieur Enthoven (salle climatisée)
Je me souviens de la première apparition de B.B. Cette Sacrée Gamine, de James Dean ivre dans la Fureur de Vivre, du Monde du Silence avec la présence du Commandant Cousteau, de Moby Dick, et la grenade à la sortie.
Je me souviens de notre théâtre : Gaby Morlay la Pied-Noir, Jean Marais, les yeux crevés dans La Machine Infernale, les Petits Chanteurs à la Croix de Bois et les Galas Karsenty.
Je me souviens des premiers 45 tours chez Georges Garson : Elvis Presley et Bill Halley.
Je me souviens de ma Vespa, petites ballades et premiers émois.
En ce temps-là, le bonheur et l’insouciance s’éloignaient.
Je me souviens des premiers convois pour aller à Oran.
Je me souviens du couvre-feu, des grenades dans les cafés, la sirène hurlant sur le toit de la mairie.
Je me souviens des grands espoirs de 1958.
Je me souviens des amis assassinés : Coco Draï, René Navarro, Monsieur Castagno, Toto Comard, et tous ceux que nous aimions.
Je me souviens des grandes désillusions et de la peine de 1961-1962.
Je me souviens du départ avec mon père et de la clef que l’on jette à la mer.
Voilà ! Mascara s’est éloigné. Bien sûr, je me souviens. Nostalgie ? Parfois. Regret ? Pas sûr. Mais toujours, un esprit demeure.