C' était la-bas...

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C ' ÉTAIT   LA – BAS.....IL  Y  A  CİNQUANTE  ANS...

L' ITINÉRAIRE D' UN JEUNE AGENT DE RECOUVREMENT

Maurice Banos

Le récit qui suit, sans aucune prétention littéraire, est la relation d' un vécu professionnel agrémenté d' anecdotes personnelles toujours présentes dans ma mémoire.

Tout commence donc au début du mois de juillet 1954. Ma sixième et dernière année scolaire au collège vient de s' achever avec le succès aux épreuves du baccalauréat. Alors, oubliant totalement qu' au mois de novembre 1953, j' avais présenté un concours administratif dans le but d 'entrer le plus vite possible dans la vie active, je retourne chez mes parents, employés au domaine de Zelamta,, à 35 Kms à l' est de Mascara au bord de la route menant à Tiaret.

Je laisse derrière moi de nombreux camarades, notamment d' internat ( je suis fier d' avoir été le premier attributaire du Prix du Meilleur Camarade à l' Internat) dont certains que je ne reverrai jamais puisqu'ils ne sont plus de ce monde, hélas !

Je laisse aussi de nombreux souvenirs : celui, en particulier, d' une famille qui a compté pour moi, celle de Madame Fuentes, la concierge du collège dont la seconde fille, Irène, est rapidement devenue une inséparable camarade de jeux, témoin et complice de ma première idylle. avec M......N... Il nous faudra attendre 49 ans avant de nous retrouver, grâce au site de Pierre Rubira, et tout apprendre, ou presque, de nos parcours respectifs au travers de multiples échanges comme le feraient une soeur et un frère longtemps perdus de vue et qui rêvent de se retrouver ! Le souvenir également,plus flou a priori mais bien réel, d' une autre connaissance du collège. Lorsque 50 ans plus tard, toujours via Internet, nous renouons le contact de manière fortuite, le passé a ressurgi et nous permet, Nicole et moi, d' être deux grands amis qui ne manquent pas une occasion de communiquer, à distance en attendant mieux.

Honnêtement, mon insouciance du moment et la perspective d' une nouvelle vie en devenir, me font rapidement oublier ce vécu de collégien. Pourtant, les vacances vont être de courte durée pour moi. En effet, un courrier, arrivé dans la première semaine de juillet, m'informe de mon affectation à la recettes des contributions diverses ( Perception) d' Ammi-Moussa et me demande de rejoindre mon poste sans délai ! Le temps de la surprise passé, je me fais préciser où se situe approximativement ce bled dont je n' avais jamais entendu parlé auparavant.

Alors, adieu vacances ! Mais comme depuis longtemps, je souhaitais trouver le moyen de subvenir à mes besoins et donc de ne plus être à la charge de mes parents aux revenus bien modestes et dont la santé s' altérait rapidement, je ne pouvais qu 'accepter la perspective qui se présentait à moi.

Dès le lundi 12, au matin, je prends mes dispositions pour rejoindre ce qui sera désormais ma résidence administrative.

I. AMMI-MOUSSA : juillet 1954-décembre 1960

J' arrive donc à Ammi-Moussa vers 16 heures, après un périple par Mascara, Relizane et Inkermann ( Oued Riou). Ammi-Moussa se situe à 23 kms à l' est de ce dernier centre en empruntant une route sinueuse qui longe les méandres de l' oued Riou.

Ma première impression est à ce point désagréable que s' il y avait eu un autocar pour repartir, je crois que j' aurais aussitôt effectué le chemin en sens inverse ! Après une première prise de contact avec le chef de poste intérimaire et 5 agents, dont un collègue du même concours que moi arrivé 2 heures plus tôt, auquel a déjà été confié le poste de guichetier, il  m' est précisé que je serais affecté au recouvrement de l' impôt comme deux autres collègues plus anciens qui se chargeront de m' initier à cette fonction.

Je passe rapidement sur les formalités d' installation matérielle, laborieuses et pénibles, car la vie à Ammi-Moussa*1 en ce temps là est vraiment difficile pour un jeune débutant. Il fallait vraiment avoir besoin de travailler pour résister à la tentation d' aller voir ailleurs ! Il n' est pas étonnant que la résidence ait été classée « poste déshérité » ( il y en avait un nombre relativement important en Algérie), ce qui ouvrait droit, pour les fonctionnaires, à une prime de 1.350 « anciens francs » ( le franc lourd « Pinay »n 'arrivera qu' en 1960, je crois).

La circonscription du poste comptable comprend 3 communes de plein exercice : Ammi-Moussa, El Alef et Guillaumet, (c' est-à-dire régies comme leurs homologues métropolitaines par la loi municipale du 5 avril 1885, avec un conseil municipal et un maire élus) et une commune dite mixte.,

La commune-mixte d' Ammi-Moussa comptait environ une vingtaine de douars ( je peux encore en citer une douzaine de mémoire), disséminés, pour la plupart,sur les pentes de l' Ouarsenis.

I-1- Voyage initiatique sur les pentes de l' Ouarsenis

Les attributions d' une perception étaient multiples : recouvrement des impôts de toute nature, des produits communaux, paiement des dépenses communales, des pensions militaires de retraite et d' invalidité,..Mais en zone rurale, s' y ajoutaient des opérations effectuées pour le compte d'autres comptables publics ou d' organismes particuliers. C' est à ce dernier titre qu un jour s' est présenté à la caisse un homme venu s' acquitter de « droits de Chancellerie » à la suite de sa nomination dans l' ordre de la Légion d' Honneur. De mémoire d' anciens, le fait était unique et nous a tous plongés dans un abîme de perplexité; en attendant de trouver une affectation comptable appropriée à cette recette, il a fallu la consigner à un compte d' affectation provisoire. Quelle ne fût pas ma surprise lorsqu' en 2000, ayant moi-même à justifier du paiement de « droits de Chancellerie » pour la même raison, j' ai constaté que les services de la trésorerie de Lons Le Saunier étaient aussi embarrassés pour comptabiliser la somme en cause que nous le fûmes 45 ans avant. Je referme la parenthèse.

Parmi toutes ces attributions, le recouvrement de l'impôt mobilisait une grande partie des moyens humains du poste, du fait notamment des particularités locales. En effet, contrairement au principe de base qui prévalait alors, selon lequel « l' impôt est portable à la caisse du comptable public et non quérable à domicile », il était hors de question d' obliger tous les contribuables des douars à venir s' acquitter de leurs cotisations au guichet de la recette des contributions diverses. Il a donc fallu adapter la législation en vigueur dans les villes et centres urbains .

A cet effet, des agents de recouvrement affectés dans les postes ruraux se rendaient au plus près des populations concernées ( généralement au domicile du Caïd ou du Garde champêtre selon la position géographique ) pour y effectuer des tournées de perception de plusieurs jours, étalées de la mi-août à la mi-octobre en général.

* L'eau potable y est  distribuée avec parcimonie l' été :une heure le matin tôt et une heure en fin de journée !

Pour me roder et sans doute aussi pour me tester, le Receveur, rentré vers le 15 août de ses vacances à Trébons ( Htes Pyrénées), me demande de l' accompagner pour procéder au recouvrement des droits d' adjudication des « mechtas », terme signifiant à la fois une fraction de douar, une parcelle de terre appartenant à une collectivité , sorte de lots communaux, et en l' occurrence les produits tirés de leur exploitation : locations pour en faire des pacages de troupeaux, récoltes de figues de barbarie ou de liège pour les chênes. L' Administrateur de la commune-mixte, membre de droit de la commission d' adjudication, nous conduit successivement sur les pentes des douars Adjama et Ouled Defelten où ont lieu les premières adjudications. L' occasion m' est donnée d' établir les premières quittances et de me servir, de préférence au porte-plume, du beau stylo à cartouches que je me suis offert avec ma première paie ( un peu plus de 33.000 « anciens » francs pour 19 jours de travail, quelle fortune !); un Waterman à plume en or 18 carats SVP ! (que je possède toujours même si la bague en caoutchouc retenant la cartouche a fini par se désagréger).

Me voici donc prêt à participer à ma première campagne de perception. Comme dans tous les amphis, les mieux classés ( les anciens en l' occurrence) choisirent les premiers et le « bleu » que je suis hérite de ce que les 2 autres collègues ont daigné lui laisser dont les 2 douars les plus éloignés , Ouled Bakhta et Ouled Berkane, sur les pentes de l' Ouarsenis mais à l' opposé par rapport à Ammi-Moussa. A la fois inquiet et pressé de me lancer dans l' aventure, je consacre les quelques jours qui suivent aux travaux préparatoires sur lesquels je passe, à m' imprégner de toutes les recommandations que m' assènent le chef de poste et les « anciens », à repérer minutieusement l' itinéraire, bien balisé au cours des années antérieures.

Le jour J est fixé au jeudi 25 août 1954 au matin tôt. Affublé d' un sac marin contenant mes effets personnels et de l' un des 2 caissons métalliques( coffres) et escorté du Mokadem en personne chargé d' assurer la sécurité des fonds (et, accessoirement,la mienne) qui prend l' autre caisson , nous embarquons à bord de l' autocar qui va nous conduire à la gare d' Inkerman Nous prenons ensuite le train en direction d' Alger jusqu' à Orléansville (El Asnam) et là un autre autocar qui nous déposera à Molière vers 15 H, par une chaleur torride.

C' est à partir de là que démarre véritablement mon voyage initiatique : le Caïd des Ouled Bakhta a dépéché un conducteur de bêtes pour nous accueillir. Celui-ci m'indique que le beau cheval alezan, doté d' une élégante selle est pour moi et le mulet, bâté pour porter un coffre de chaque côté, est pour le Mokadem, un gaillard d'un 1, 80 m environ pour au moins 90 kilos, fort comme un turc qu' il est d' origine. A peine rassuré par l' apparente docilité de « ma » belle monture, nous entamons la dernière étape de cette longue journée précédés, à son rythme, par le guide à pieds lui. Après quelques kilomètres de faux plat montant, la pente s' élève assez rapidement tandis que le soleil d' août, encore haut dans le ciel, chauffe sans réserve. Heureusement, nous nous orientons vers l' est et bientôt la forêt va nous réserver quelques passages à l' ombre. Ma bonne pratique de l' arabe, nous permet de dialoguer pour tuer le temps et, en ce qui me concerne, de satisfaire ma curiosité quant à la nature environnante.

J' apprends ainsi qu'à mi-chemin nous allons arriver à une source où il nous sera possible de nous désaltérer( enfin !) et de faire boire les bêtes; puis nous atteindrons une maison forestière habitée par 2 familles de gardes,avant de rallier la maison du caïd, but de notre étape.

La pose « hydraulique » va être la bienvenue pour moi car, en dépit de l' élégance de la selle, la position m' insupporte de plus en plus :j' éprouve un réel besoin de marcher ! Je propose donc à Mokadem de prendre ma place à charge pour lui de céder la sienne à notre conducteur : ils apprécient mon geste  (le cheval me chuchote à l' oreille qu' il y perd au change en terme de

charge ?) et nous pousuivons la montée à allure de plus en plus réduite à mesure que le pourcentage de la pente augmente. Alors que nous approchons de la maison forestière, nous croisons trois gendarmes à cheval qui reviennent de leur tournée périodique dans le secteur, avec lesquels nous échangeons quelques paroles de circonstance. Un peu après, nous contournons les bâtiments des forestiers . Le chemin est encore un peu plus pentu avant d' atteindre un palier, sorte de plateau sur lequel le soleil darde ses derniers rayons et qui nous mène, enfin, vers 18:30 à la demeure du caïd, un bâtiment en pierres avec une cour centrale et deux ailes affectées, l' une, à l' habitation, l' autre , plus modeste, au « bureau » caïdal.

Le responsable de ce site est là et nous souhaite la bienvenue en arabe et en français ( c' est un ancien officier de l' armée d' Afrique) et nous invite à déguster avec lui quelques fruits et un thé à la menthe,bien chaud comme il se doit. La pose terminée et appréciée, vient le moment de l' installation matérielle : la première pièce, qui donne directement sur l' extérieur, me teindra lieu à la fois de bureau et de chambre à coucher tandis que mon « garde du corps » disposera de l' autre pièce qui communique avec la première et avec la cour intérieure. Le tour des lieux est vite fait et je pars à la découverte des parages immédiats en fumant ma seconde cigarette de la journée ( c 'est un rituel pour moi depuis que je travaille, la première après le déjeuner, la seconde avant le repas du soir et, en principe, jamais pendant les heures de bureau). En regardant vers l' est, je domine la pente boisée qui s' étend jusqu' à une mini vallée, celle d' un oued que je n' identifie pas encore; vers le sud, le plateau parsemé de quelques buissons épineux se prolonge jusqu' à une butte rocheuse qui limite rapidement mon horizon; comme l' heure avance, je retourne à « mon » hôtel ( 3 étoiles au moins pour la zone !).

Quelques mots aimablement échangés avec notre hébergeur m' apprennent que celui-ci va accueillir d' un instant à l' autre 2 invités car selon la « tradition », durant les tournées de perception, les caïds voisins ( ou un membre de leurs familles) se rendent mutuellement visite et participent, au moins, au premier dîner. Effectivement, ses 2 plus proches collègues arrivent assez rapidement ensemble et après les présentations d' usage, vient le moment du repas. Au menu, une « chorba » nous est proposée et dès la première cuillerée, mon appréhension se transforme en certitude : elle est fortement épicée et comme de tous temps j' ai éprouvé des difficultés à absorber des mets relevés (même légèrement), je vais devoir ruser en consommant en même temps beaucoup de galette de blé, mais le « supplice »est intense et va perdurer car le couscous qui suit est servi avec une garniture au bouillon pimenté lui aussi. Heureusement, les fruits frais et secs offerts au dessert vont atténuer le feu qui couve dans mon gosier en dépit ou à cause des multiples gorgées d' eau avalées au cours du repas. Celui-ci se prolonge par un thé à la menthe( encore ! ) servi bien sucré avec quelques pâtisseries enrobées de miel ce que mon palais  apprécie enfin.

La soirée se prolonge un peu trop au goût du « couche-tôt, lève-tôt » que je suis. Alors, après avoir expliqué aux autres convives que la journée a été assez pénible pour moi, je les quitte pour aller observer un moment le magnifique ciel étoilé de cette fin août avant de pénétrer dans le « bureau/chambre » où une lampe à pétrole a été allumée à mon intention. Je dispose à même le sol plusieurs tapis superposés et m' installe pour ma première nuit de jeune agent de recouvrement en tournée de perception hors de sa résidence et dans un « confort » plus que sommaire par rapport à l' internat, par exemple ( des regrets ? Pas vraiment,une manière de réaliser que ce n' était pas si mal finalement ). Comme à mon habitude, chaque fois que j' aborde la nouveauté, mon esprit se met en effervescence;la certitude le dispute à l' appréhension du lendemain. Aussi, pour essayer de penser à autre chose qu' à ce qui m' attend, j' entreprends de parcourir les derniers numéros de « Miroir du Sprint » et de « But et Club » ( je ne garantis pas l' exacte appellation de cette dernière revue sportive) achetés ce jour même à Orléansville. Bien vite, la flamme vacillante de la lampe m'agace alors j' éteins celle-ci et espère trouver rapidement le sommeil réparateur. Pourtant, celui-

tarde à venir et l' énervement me gagne, ou plutôt une sorte d' excitation..

Pour faire diversion, j' entreprends, comme me l' a appris ma mère lorsque jeune enfant je refusais d' aller me coucher avant elle, de penser intensément à tout ce qui m' est cher ( les humains, les animaux,les objets familiers,...). Sans doute avait-elle compris, sans l 'avoir jamais appris, que « comme l' oiseau s'endort la tête sous son aile, l' enfant dans la prière endort son jeune esprit » ( V.Hugo ?). Mais le sommeil n' est toujours pas au rendez-vous et il me faut passer à l' étape suivante, généralement décisive : « me » réciter mentalement quelques belles pages de la littérature française.

A ce stade, il m' est particulièrement agréable d' ouvrir une parenthèse pour remercier bien sincèrement et très chaleureusement notre professeur de français de la classe de 5ème M : M. Adolf Benamour. Je le revois encore, debout sur l' estrade, devant son bureau, face à la classe, le livre ouvert à plat sur sa main gauche, déclamant de sa voix de stentor le très beau poème de José Maria de Heredia : Les Conquérants ( Los conquistadores) : « Comme un vol de gerfauts, hors du... ». Il y mettait tant de passion que le sang lui montait à la tête qui devenait pourpre et  gonflait les veines de son cou. Rien qu' à cette évocation, j' en ai encore des frissons de bonheur dans le dos, comme en 1948/49. J' ai appris récemment qu'il avait quitté ce monde mais, là où il se trouve désormais, qu' il sache qu'il a inculqué en moi, à jamais, la passion de la poésie et des beaux textes. Soyez assuré, Monsieur le Professeur, de ma profonde gratitude,regrettant seulement de ne pas vous l' avoir exprimée de votre vivant ! Au fil du temps, mon répertoire s' est enrichi de tous les textes appris en classe ou découverts au hasard de mes lectures. Mais, le plus souvent, je commence mon récital intime par Les Conquérants et enchaîne dans un ordre indéterminé au grè  de mon humeur jusqu'à ce que le sommeil s'ensuive.

Je ne saurais dire aujourd'hui à combien d'auteurs et de textes il m' a fallu faire appel avant de m' endormir en cette nuit du 25 au 26 août 1954. Ce dont je me souviens, c' est que conformément à mon habitude, j' ai été matinal, éprouvant le besoin d' aller rapidement dans la nature... Ouvrant  la porte  donnant sur  l' extérieur, je  découvre  avec un peu  de  surprise une file, sur 2 rangs, d' hommes convoqués et attendant déjà le début des opérations de perception.

C' est dire que je n' aurai guère le temps de m' attarder. La toilette et le petit déjeuner rapidement expédiés, le décor est rapidement planté : me voici, dès 7:30, assis derrière le modeste bureau, le rôle ( listing dirait-on de nos jours puisqu'il était déjà mécanographié) à ma gauche, le quittancier devant moi légèrement à droite, le Mokadem assis devant près de l' entrée pour m' annoncer au fur et à mesure l' identité du contribuable. Et c' est parti pour un marathon de plusieurs jours à un rythme soutenu !

Très rapidement, je prends conscience d' un petit manège qui a le don de m' irriter ( déjà !) : chaque homme en arrivant à hauteur de Mokadem, le salue avec ostentation et ne manque pas de déposer sur sa large main ( un vrai battoir) qui une ou plusieurs pièces, qui un « petit » billet, sorte de « dime » en supplément de son imposition. A la fois surpris et contrarié par cette découverte, je profite d' une courte pause, que je décide illico, pour interroger mon assistant sur cette façon de faire; il m'explique candidement que c' est la coutume et qu'il ne sollicite personne, le pourboire étant spontané ( mon oeil !). Aussitôt, je lui demande de s' installer de l' autre côté de la porte, à l' extérieur de « mon poste de travail ». Je n' étais pas dupe, le « bakchich » a continué mais hors de ma vue, n' ayant pas le pouvoir d' interdire a brupto une manie ancrée dans les moeurs, j' avais néanmoins tenu à marquer le territoire du représentant de l' administration que j' étais; assez rapidement d' ailleurs je trouve mes marques et imprime une cadence soutenue jusque vers midi, avec pour seules pauses  le temps d' avaler en alternance un verre d'eau ou de thé.

Le déjeuner est, comme le dîner, épicé, varié, copieux et accompagné des mêmes boissons. Le temps de griller ma première « tige de 8 » et de me dégourdir un peu les jambes alentour et la séance reprend avec le même scénario, maintenant presque rodé. Je sens Mokadem un peu agité, scrutant sans cesse sa montre et la file qui s' est considérablement réduite. Comme je lui demande ce qui le préoccupe, il m' explique qu' à l' allure où je travaille, la totalité des personnes convoquées pour ce premier jour, environ 280 personnes, aura rapidement défilé devant moi alors que nous ne sommes qu' au début de l' après-midi ! Or, ce nombre a été prévu en fonction de la cadence moyenne du doyen de mes collègues, M... Z..., réputé pour être le plus rapide. Flatté par cette constatation, je suggère alors que davantage de gens soient présents chaque jour suivant et on m'explique que pour demain c' est trop tard évidemment mais qu' on va faire circuler l' information pour la suite, sans être certain de la réussite de cette initiative.

Effectivement, vers 16:30, il n' y a plus de candidat au paiement de l' impôt et il ne me reste plus qu' à arrêter ma première caisse ! Après avoir rapidement totalisé les multiples pages utilisées du quittancier, vient l ' heure de vérité :vérifier que le réel, les espèces sonnantes et trébuchantes, correspond au théorique, la totalisation du quittancier. Oh surprise, ça ne colle pas ! Perplexe, je refais toutes les additions pendant que mon » assistant » recompte billets et pièces. Il faut me rendre à l' évidence : sous réserve d' un pointage ultérieur systématique de toutes les opérations effectuées, il y a un déficit de caisse de 500 F( de 1954 !). cela commence mal et j' en éprouve une grande déception et de l' agacement. Dans l 'intervalle, quelques nouveaux invités du caïd sont arrivés et devisent entre eux jusqu' au moment où Mokadem se croit autorisé à annoncer la « nouvelle ». Aussitôt, l' un des présents, fils d'un autre caîd, se lève et me tend son portefeuille, sorte de bourse de maquignon, rempli de billets et me dit de me servir, que 500 F ce n' est rien !

Qu' avait-il fait là l'imprudent ! Tel un pantin articulé propulsé hors de sa boîte par un puissant ressort, je me dresse droit dans mes pataugas toutes neuves et crie ( hurle, serait plus proche de la réalité),en français et en arabe afin que nul n' en ignore, que ma paie, même modeste, suffirait largement à combler ce déficit lequel demandait à être confirmé ! Et dans un silence de cathédrale, après avoir rangé dans un des caissons: registre, quittancier, billets, pièces de monnaie,...je m' empresse de sortir tout en allumant ma seconde cigarette de la journée avec beaucoup d' avance par rapport à l' habitude, mais j' ai la gorge nouée et dès la la première aspiration j' éprouve une telle nausée que j' écrase rageusement cette cigarette( dire qu'il me faudra attendre décembre 1986 pour m' en dégoûter définitivement!).

Après avoir marché longuement et ruminé ma déconvenue, je retourne au bureau et présente mes excuses à l' assistance pour ma réaction intempestive antérieure. En apparence, au moins pour moi, ce premier « incident » de service est clos!

Je passe sur le déroulement du repas, qui fut émaillé d' histoires et d' anecdotes, et sur la nuit qui ne fut ni meilleure ni pire que la première. Le second jour de perception se passe aussi bien que possible et, le rodage aidant, il se termine encore plus tôt que la veille,vers 16 H et cette fois l' arrêté des comptes ne me réserve aucune mauvaise surprise ce qui me rassure pleinement. Le matin du 3ème jour,on m' annonce la venue d' au moins 300 personnes. A l' arrêt des opérations, vers 17:30, je dénombre 310 quittances. Le quatrième jour, nous atteindrons le nombre record de 320 contribuables, en dépit de quelques crampes aux doigts de la main droite, pour plafonner à 315 le lendemain, ce qui fait qu 'en cumul 105 personnes ont pu s acquitter de leurs cotisations par anticipation sur le planning prévu.

Si ce résultat d' ensemble me réjouit car il laisse entrevoir un raccourcissement de mon séjour, il a un effet pervers  : le plafond autorisé de l' encaisse va être atteint plus rapidement et dans ce cas il faut obligatoirement aller effectuer un versement au bureau de poste le plus proche. Comme, pour le 6ème jour,seulement 160 personnes sont annoncées, je décide avec l' accord du Caïd d' organiser le déplacement dès la fin de la collecte , vers midi. Escorté de mon inséparable garde du corps, j entasse les liasses de billets au fond du sac marin ( plus discret et moins encombrant à transporter que les caissons métalliques) et nous mettons le cap sur Teniet-El-Had que atteignons vers 15 H. La formalité du versement accomplie et le reçu qui la justifie bien rangé dans mon portefeuille, nous nous rendons au Hammam , ce qui n' est pas un luxe ! A 16:30, soulagés à plus d'un titre, nous reprenons la route et la piste en sens inverse pour arriver à destination à l' heure du dîner. Nous trouverons là, outre nos hôtes habituels, le garde champêtre du douar Ouled Berkane, notre prochaine étape. Il a été envoyé par son caïd pour s' enquérir de la date effective de notre venue. Nous convenons que dès le lendemain à la fin de la dernière collecte ici, soit vers 16:30, il nous sera possible de nous transférer au lieu d' attendre le matin du jour suivant. A l' heure dite ou presque, 2 chevaux à la fière allure nous attendent. Après avoir pris congé de notre hôte, nous voilà partis pour la maison du caïd des Ouled Berkane que nous aborderons à la nuit tombée. L' accueil y est aussi chaleureux,les conditions d' hébergement tout aussi spartiates.

Le premier jour de perception démarre en douceur puisque nous étions censés arriver en cours de matinée seulement ; comme le message avait pu être passé à temps, dès le second jour, la cadence soutenue de 310 à 320 personnes est rapidement atteinte et maintenue. Elle permettra globalement de gagner une journée sur le calendrier initial. Si bien qu' au milieu de la matinée du mercredi 7 septembre, nous pouvons lever le camp et, par les mêmes voies et avec les mêmes moyens, nous redescendons sur Molière où nous arrivons vers 13 : 30 et comme l' autocar démarre dans une heure, tout s' enchaîne bien. Nous arrivons à Orléansville autour de 16 H ce qui donne le temps d' aller à la poste pour y effectuer mon second dépôt de fonds sans attendre le retour à Ammi-Moussa. Du reste, à cette heure-là, il n' y a plus de train susceptible de nous mener à Inkerman. Nous envisageons donc de passer la nuit sur place à l' Hôtel Hadjez.

Cependant, alors que je suis encore au bureau postal, je réalise que le lendemain est un jour férié, celui de l' Achoura, fête religieuse pour les musulmans, et que nous allons peut-être avoir des difficultés pour regagner notre résidence. Je prends donc l' initiative de téléphoner à un copain, agent des PTT (appellation contrôlée de l' époque), fils du facteur local et qui a l' habitude d' utiliser la 11 cv Citroën de son père : je lui propose de venir me rejoindre en compagnie de 2 autres célibataires avec lesquels nous avons pris l' habitude de participer à quelques virées,le repas serait à ma charge ainsi qu 'une participation aux frais de carburant en contrepartie de notre prise en charge Mokadem et moi-même. Nous convenons qu' il me rappelle dès que possible au bar de l' Hôtel Restaurant Hadjez avant que nous ne réservions, éventuellement, nos chambres pour la nuit à venir.

Un peu avant 18 H, ledit copain me confirme sa venue et celle des 2 autres mousquetaires,ce qui me satisfait pleinement. Ils seront là vers 20H, enthousiastes et nous dînons aussitôt sur place. Après le repas, nous envisageons d' aller au cinéma en plein air mais, renseignement pris, le film, un western éculé, a déjà été vu, au moins une fois par la majorité d' entre nous. Alors après un dernier verre pris à la terrasse, nous décidons de nous promener en ville, quadrillant celle-ci littéralement. Enfin, vers 23 H, nous prenons la sage résolution de prendre la route en direction d' Inkerman et Ammi-Moussa.

En roulant à allure modérée, nous atteignons les bords de l' oued Riou vers minuit lorsque tout à coup, le conducteur de la voiture a la désagréable impression que la direction ne répond pas bien et, dans le même instant, nous nous sentons tous secoués assez sèchement ! Il s'immobilise dès

qu' il le peut eu égard à la configuration de la route et nous jaillissons hors de la voiture dont nous faisons rapidement le tour pour constater qu' en apparence, elle ne présente aucune anomalie mais que, par contre, le bitume ondule sous nos pieds ! Alors que le calme semble revenir sur terre et dans nos têtes, nous poursuivons notre chemin lentement et sommes étonnés d' apercevoir plusieurs animaux errants, courants dans tous les sens. Nous comprendrons plus tard que leur instinct les avait poussés à rompre leurs attaches et à sauter par dessus les enclos disposés autour du marché du jeudi à Ammi-Moussa. Nous finissons par arriver à destination et remarquons qu' à cette heure-là ( environ minuit un quart), beaucoup de personnes sont dans les rues et aussi sur des emplacements éloignés des habitations: toutes nous expliquent, avec excitation,que la terre a tremblé, que la radio a annoncé des dégâts  à Orléansville !

Effectivement, ce séisme a occasionné beaucoup de victimes, notamment à Orléansville où l' hôtel Hadjez, celui-là même où j' ai failli passer la nuit, a été entièrement détruit, ensevelissant sous ses décombres quelques voyageurs dont un couple de jeunes mariés surpris dans leur étreinte ! Rétrospectivement, je réalise que je l' ai sans doute échappé belle ::Baraka ? Mektoub ?

La journée de repos de l ' Achoura, ne sera pas de trop pour me remettre de mes émotions, arrêter définitivement mes comptes ( l' erreur de 500F est confirmée, hélas) et m' occuper de mon linge car dès dimanche je dois poursuivre le circuit des perceptions. La prochaine destination sera le douar Marioua, facilement joignable par la route qui conduit à Guillaumet et, au-delà, à Vialar. Le Caïd Si M....., ressemble, à s' y méprendre, à l'Emir Abd El Kader. Ancien officier de l' armée française, dont le père aurait été décoré de l' ordre de la Légion d' Honneur par le Prince Louis Napoléon en personne, il vient nous prendre à bord de sa voiture personnelle ( finie la chevauchée fantastique sur les pentes de l' Ouarsenis). L' homme est érudit et d' un commerce si agréable que nous deviendrons de vrais amis, heureux de se retrouver à l' occasion.

La tournée se poursuit ensuite au douar Meknessa, sans doute le plus peuplé de la commune mixte. L' ambiance y est moins agréable mais cela constitue pour moi une nouvelle expérience humaine qui se poursuivra au douar Mekmene, sur le versant sud-ouest de l' Ouarsenis. C'est là qu' en ce début d' octobre 1954, je boucle ma première campagne de perceptions extérieures. En attendant la prochaine, à l' été 1955, je vais redevenir sédentaire et m' initier à la tenue de la comptabilité journalière du poste, ce qui convient mieux à mes aptitudes.

Un intermède, totalement imprévu, va venir troubler un début de routine. En effet, un concours de contrôleur ( catégorie B), cadre Métropolitain( donnant vocation à une affectation en métropole) est annoncé et aussitôt je décide, avec l' accord de ma hiérarchie, de m' y inscrire bien que la date relativement proche des épreuves ne me laisse que peu de temps pour le préparer. L' écrit a lieu à Alger, en novembre 1954, me semble-t-il, et comme j' y suis admis, j' ai l' agréable plaisir d' être convoqué pour l' oral à Marseille (mais, oui ! ) pour les premiers jours de février 1955. L' aventure commence avec les préparatifs du voyage, avec l' aide de mon frère aîné, en garnison à Oran, qui se charge des réservations : embarquement fin janvier à Oran à bord du Ville d' Alger majoritairement rempli de CRS qui regagnent la Métropole après 3 mois de séjour en Algérie, en renfort.

Vingt six heures plus tard ( environ), je débarque dans toutes les acceptions du terme à Marseille où un ami de mon frère m' a conseillé un hôtel situé près de La Canebière, en face du Vieux Port, à proximité immédiate de la salle de l'Alcazar ( aujourd' hui disparue, je crois). Comme je dispose de quelques jours de battement, je profite de l' aubaine pour faire un peu de tourisme et pour me distraire. Justement, l' Alcazar offre un spectacle de variétés dans lequel Georges Brassens, tout de noir vêtu, assure la dernière partie et gratte sa guitare sous les sifflets nourris jusqu' à

l' instant où il entonne « Les amoureux qui s' bécottent sur les bancs publics, .. ». Alors, là le retournement de tendance est total, c' est du délire ! Je me souviens aussi d' être allé au cinéma voir le film, impressionnant, « Quand la Marabounta gronde » ( il s' agit d' une fourmi géante qui ravage tout sur son passage : cauchemardesque !) et d' avoir acheté, à la demande de feu mon ami Gabriel O..., greffier à Ammi-Moussa, le dernier disque de Piaf « La Goualante du Pauvre Jean ».

L ' oral passé, je regagne Oran, sur le Ville de Tunis( superbe à mes yeux) puis Ammi-Moussa : quel désenchantement ! Les résultats du concours me laissent un goût amer, je suis classé n°1 sur la liste supplémentaire et comme il n' y a pas eu de désistement, au bout d' un an mes dernières illusions se sont envolées : Mektoub !

La vie va ainsi s' écouler de façon monotone étant donné le peu de distractions, entrecoupée de quelques courts retours dans ma famille. Les évènements consécutifs à La Toussaint Rouge du 1er novembre 1954 affecteront peu la région. Ma période de stage probatoire s' achève en mai 1955 et comme ma titularisation semble acquise, je décide de résilier mon sursis militaire et attend mon affectation. Celle-ci arrivera vers le 20 août alors que je termine ma première nouvelle tournée de perception au centre des Ouled Yaïch.

 

I. 2 Le service militaire

Me voici donc soldat et je suis loin de me douter que je vais devoir le demeurer 29 mois et demi, allant de Marnia, près de la frontière algéro-marocaine, au sud d' Afflou en passant par la région de Tlemcen et celle de Sidi Bel abbès où j' aurais l' occasion de faire la connaissance de celle qui deviendra mon épouse le 4 janvier 1958. Dans l'intervalle, alors que j' effectue un stage à Mostaganem et que le dimanche 14 octobre 1956 je conduis une patrouille dans le labyrinthe du quartier réservé( celui des « maisons closes »), j' assiste impuissant mais indemne à un premier jet de grenade défensive (quadrillée) au milieu des « badauds » dont nombre de militaires tout juste rentrés d' un long séjour dans les Aurès. Résultat : un mort et plusieurs blessés plus ou moins gravement atteints. Las, moins de deux heures plus tard, toujours à la tête de la même patrouille, dans un autre quartier de la ville, rebelote, nouveau jet de grenade du même type quelques mètres devant nous sur un groupe qui s' apprête à pénétrer dans un bar-restaurant : un appelé tué, plusieurs blessés dont moi-même atteint par 2 éclats, l' un à la joue droite, l' autre dans l' épiphyse du tibia droit. Là encore,: Baraka ou Mektoub, comme pour la nuit du 7 au 8 septembre 1954 ou le 15 août 1952 alors que, passager d' une moto pilotée par un cousin, nous avions échappé au pire lors d' une collision avec une camionnette venue nous couper la route dans une courbe à la sortie de Perregaux alors que nous partions joyeux en direction de Port Aux Poules.


 

 I. 3 Second séjour à Ammi-Moussa

Enfin libéré et radié des cadres de l' armée à la fin du mois de novembre 1957 et sans avoir pu obtenir une mutation tant espérée pour Mascara ou Palikao, je réintègre, à regret, la perception d' Ammi-Moussa. Mais cette fois avec le grade de contrôleur puisque pendant mon service militaire, en travaillant souvent la nuit à la lueur d' une bougie, sous la tente de la section,j' ai eu à coeur de préparer et de réussir ce nouveau concours.

Je repars donc pour un tour, avec de nouvelles responsabilités en rapport avec mon nouveau grade. Cependant,cette fois, le contexte local a radicalement changé : l' insécurité a gagné le secteur et la vie au quotidien, déjà peu alléchante auparavant, est devenue difficile. Rappelé dans les U.T. ( unités territoriales), je suis astreint à une journée de service par semaine, le jour du marché, aux côtés de militaires du secteur. Cela ne nous a pas  empêché, ma fiancée et moi, d' unir nos destinées

au tout début de janvier 1958 et de tenir 3 longues années,égayées en juillet 1959 par la naissance de notre première fille. Mais tout arrive à qui sait attendre !

II. L' EXPÉRIENCE GERYVILLOISE

Lassé d'attendre une hypothétique mutation qui nous aurait permis de nous rapprocher de l'une ou l' autre de nos familles, je me porte candidat pour assurer la gestion de la perception de Geryville dans le sud Oranais, à 200 kms de Mascara. A ma grande surprise, ma candidature est retenue et me voilà, à partir du 30 décembre 1960, percepteur pour tout l' arrondissement,presque aussi grand que la Belgique actuelle !

La caractéristique de ce poste, outre son étendue, réside dans le fait que la grande réforme administrative de septembre 1957, parfaitement et totalement mise en oeuvre dans le nord de l ' Algérie, en est ici aux prémisses. Tout reste à faire donc et mon expérience antérieure dans ce domaine va m' être d' une grande utilité. Par ailleurs, la situation générale du recouvrement de l' impôt dans le secteur m' interpelle rapidement à la fois par les modalités mises en oeuvre et par l' insécurité ambiante qui rendait les routes dangereuses en dehors des jours de convois militaires. La ville elle-même ressemble à un camp retranché derrière une clôture de barbelés, entrecoupée de postes de contrôle.

La population de l'arrondissement ayant une vocation essentiellement nomade, l' administration a imaginé un mode opératoire très particulier pour le recouvrement des impôts. Elle a confié cette responsabilité aux caïds et à leurs adjoints, les gardes champêtres. A cet effet, un régistre spécial a été utilisé,appelé « Rôle-quittancier » parce qu' à l' extrême droite de chaque page, en face de chaque nom et de la cotisation correspondante, existait un volet détachable tenant lieu de quittance( ou reçu). Je vous laisse imaginer les possibilités de dérapage qu' un tel système pouvait engendrer. Il m' a été affirmé (sans en apporter la preuve) que certains « préposés »arrivaient ainsi à récupérer des sommes équivalentes à plusieurs fois le montant du rôle et cela sans contrôle formel de la part du service ! Si cela n 'était pas de la gestion de fait, ça y ressemblait beaucoup; le magistrat financier que je suis devenu en 1983 en frémit encore rétrospectivement et les évènements ont eu parfois « bon dos » !

Ma priorité a été de récupérer tous les documents qui étaient dans la nature et de tenter d' assurer directement la mission de recouvrement. L' insécurité évoquée ci-dessus et la difficulté bien réelle pour s' adapter au calendrier des convois militaires m' ont conduit à solliciter des toutes nouvelles communes, issues des anciens douars, l' autorisation d' utiliser la voie aérienne ( le recours aux dromadaires eût peut-être été envisageable en d' autres temps !). C' est ainsi qu' avec l' aide de la Compagnie des Hauts Plateaux, il m' a été donné d' effectuer, après une première tentative avortée en raison d' un fort vent de sable qui interdisait l' atterrissage, 2 ou 3 tournées de perception en avion, jusqu'à ce que les évènements d' avril 1961 ( le Putch d' Alger) conduisent à l' interdiction de vols de ces compagnies aériennes.

Tout a alors été compromis et il a fallu gérer l'impossible et faire face à la situation jusqu' à ce 29 juin 1962 où, en désespoir de cause,j' ai dù tout quitter pour rejoindre ma famille réfugiée en Bourgogne depuis 3 semaines.

 

III. LA MÉTROPOLE : LE NOUVEAU DÉPART

Je n' évoquerai pas ici ce que furent nos difficultés d' adaptation à la vie en métropole ou ailleurs,chaque famille de pieds-noirs a connu les siennes. Pour être honnête, je dois dire que les nôtres ont été relativement faciles à surmonter dans la mesure où ma qualité de fonctionnaire m' assurait la garantie de l' emploi, ce qui était déjà beaucoup par rapport à d' autres. Entre juillet 1962 et avril 1974, notre foyer a accueilli quatre autre filles, ce qui nous a fait entrer dans le cercle des « familles nombreuses ».

Mon seul regret c'est d' avoir été intégré, sans mon consentement, dans une administration autre que celle dans laquelle j' ai exercé en Algérie. Cela m' a donné une grande motivation pour préparer et réussir le concours d' inspecteur débouchant sur une scolarité de deux ans à l' École Nationale des Impôts ( ENI),entrecoupée de stages pratiques dans différentes branches de l' administration fiscale de province. A l' issue de cette formation, j' ai pu opter pour un poste à la direction des services fiscaux du Jura, en résidence à Lons Le Saunier où j' ai exercé du 2 novembre 1968 jusqu' au mois de juillet 1983. En effet, profitant de la mise en place de nouvelles juridictions financières, les chambres régionales des comptes, j ai eu l' honneur de faire partie de la première sélection de conseillers, exerçant successivement en Lorraine, Franche-Comté, Bourgogne et Rhône-Alpes.

Dans cette situation de magistrat, j' ai pu, en moins de 10 ans, gravir tous les échelons et grades du corps pour terminer ma carrière à Lyon en qualité de président de section, du 6 janvier 1994 au 8 août 2000, date de ma cessation d' activité, avec en prime une nomination au grade de chevalier de la Légion d' Honneur, promotion du 14 juillet 2000.

Depuis, je jouis d' une paisible retraite à Montmorot où nous avons fait construire un pavillon en 1971 et où ma famille a toujours résidé . Mon épouse,toujours à mes côtés, nos cinq filles et nos neuf petits-enfants suffisent à mon bonheur !

Ce survol d' une carrière de plus de 46 ans laissera sans doute indifférent les non-initiés, mais je peux donner l' assurance qu' elle a été pour moi la source d' expériences professionnelles et humaines riches et variées dans lesquelles je me suis toujours beaucoup investi, souvent au détriment de ma vie de famille et de mes loisirs; mais je ne regrette rien, ayant vécu selon mes convictions et en toute indépendance d' esprit. Après tout, cela n' est pas donné à tout le monde ! J' ai ainsi accumulé une multitude de souvenirs et d' anecdotes de nature à garnir un imposant recueil.

Pour autant, je n' aurai pas l' impudence de dire « je le ferais encore si j' avais à le faire ». A mon humble avis, il s' agit là d' une affirmation aussi gratuite que celle qui consiste à dire, dans telle ou telle circonstance, que l' on ferait mieux que quiconque si l' on était à sa place alors que, par hypothèse, ce n' est pas le cas !

Décembre 2004

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