ROMMEL

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Par André Benzaken

Le personnage, resté ancré dans les mémoires des mascaréens et ayant fait couler beaucoup d’encre, voici un autre texte, de Monsieur André Benzaken, publié dans Mascara de nos Souvenirs, pages 68 et 69, qui porte sur lui un regard amusé

On l’appelait Rommel, je ne crois pas que c’était son vrai nom. Il habitait je crois, dans le quartier arabe de Sidi Mohamed. Il se prenait, suivant les saisons,  pour une automobile ou pour un soldat. En hiver, il parcourait les rues de Mascara, pieds nus, un vieux volant de voiture dans les mains, imitant tous les gestes de l’automobiliste : changements de vitesses, klaxon, crissements de pneus dans les virages, et freinage brusque en cas de danger.

Il respirait la joie de vivre dans sa folie. C’était un gentil, un doux. Son grand bonheur était d’avoir de la galerie pour l’admirer, l’encourager, l’applaudir. Vers midi, les journées ensoleillées d’hiver, à cette heure propice où la place Gambetta s’animait, l’heure de l’anisette et de la kémia, il circulait autour de la place, et bien sûr, l’un d’entre nous jouait le jeu, il traversait la rue… imprudemment. Rommel donnait un grand coup de frein qu’il accompagnait d’un bruit tout à fait significatif de freinage d’urgence, et il s’arrêtait pile devant le malheureux qui venait de risquer inconsidérément sa vie. De la part d’un simple d’esprit, cette scène d’un grand réalisme dénotait un souci de l’imitation et du mimétisme qui avait sûrement nécessité force entraînement et répétitions. On racontait que,  pour ajouter à ce réalisme, il écumait les stations d’essence et qu’il suçait les dernières gouttes à la pompe, après chaque distribution.

Quelquefois, pour changer, il faisait rouler une vieille roue de vélo, comme un cerceau qu’il rattrapait en courant, pour lui donner une petite accélération, avec les manifestations de joie intense du grand enfant qu’il était resté.

Aux beaux jours, Rommel se prenait pour un militaire. Il s’était procuré une vieille crosse de fusil qu’il avait équipée d’un tube métallique, faisant office de canon, et il faisait des kilomètres dans la ville, toujours pieds nus, en marchant au pas militaire, qu’il scandait pas des « une ! deux ! » retentissants. Alors, intervenait la grande scène : il s’installait devant la caserne de la Légion Etrangère, rue de Mostaganem (Maréchal Joffre) face à la sentinelle de garde dans sa guérite. Il disposait d’une sorte de trépied, qu’il avait confectionné avec de vieux bouts de bois, il y installait le fusil et il se livrait à une mise au point très minutieuse, tout en prenant son temps pour permettre à la foule des curieux sortant des magasins et des cafés avoisinants, de s’amasser sur les trottoirs pour suivre les opérations. Il avait besoin de cette galerie de spectateurs admiratifs pour finir d’exécuter la scène. Après un « repos ! » réglementaire, suivi d’un « garde à vous ! » impérial, c’était un « présentez, armes ! » impeccable qui précédait le moment crucial. Encore une mise au point, une correction ultime de la visée sur la sentinelle, un regard alentour pour s’assurer que la galerie se tenait attentive et tendue devant l’événement, Rommel poussait un hurlement au moment du tir, qui donnait à peu près cela : «  Dou ou ou !!! » Et voilà ! La sentinelle restait impassible, nous applaudissions, Rommel arborait un visage épanoui du bonheur qu’il nous avait procuré. Il rangeait le trépied à sa ceinture, il portait le fusil à l’épaule, et repartait pour d’autres kilomètres et d’autres casernes dans la ville, jusqu’à l’hiver suivant.

Omer Mascara octobre 2005